Monsieur Verdoux est le premier film où Chaplin abandonne son personnage du vagabond. La transformation est radicale : il incarne un personnage à l’opposé — un dandy, sûr de lui, cynique.
Monsieur Verdoux est un personnage double : père aimant dans une vie, tueur en série dans une autre ; tendre et attentionné avec sa femme, méthodique et froid avec ses victimes. C’est un homme qui a mis sa conscience en veilleuse et trouvé un moyen pragmatique de faire vivre ceux qu’il aime, dans le contexte de la crise financière des années 1930, en ôtant la vie à d’autres.
Cette fracture du personnage traverse tout le film. Il est végétarien, se refuse à tuer des animaux, mais n’a aucun scrupule à assassiner des femmes. Il évite de marcher sur une chenille qu’il prend délicatement entre ses doigts, tandis qu’au fond du jardin le corps de l’une de ses victimes brûle dans un incinérateur. Il contemple la lune dans une scène poétique où il évoque « l’heure d’Endymion » : le temps semble suspendu dans une douce rêverie, alors même qu’il se montre capable de la pire violence.
Dans les films de Chaplin, rien n’est laissé au hasard. Tout est pensé dans le détail. Un plan récurrent dans Monsieur Verdoux montre les roues du train qui tournent. Cela sert bien sûr à signifier les déplacements du personnage, mais c’est aussi une manière de représenter « l’emballement de la machine » : Monsieur Verdoux est devenu une machine bien huilée, froide, sans états d’âme. Aussi huilée et implacable que l’engrenage des sociétés industrialisées montrées dans Les Temps modernes, lesquelles broient les êtres humains au nom du profit. C’est aussi une image du destin, inexorable : Verdoux est emporté par un mouvement qu’il a lui-même déclenché et qu’il ne maîtrise plus.
Un basculement se produit lorsqu’il rencontre une jeune femme pauvre. Cette scène vient enrayer la machine infernale : le tueur se reconnaît dans l’histoire de cette femme dont le mari est resté invalide à la suite de la guerre. Elle exprime son amour inconditionnel pour lui, allant jusqu’à dire : « J’aurais tué pour lui ». Ces mots résonnent profondément en Verdoux, qui a lui aussi une épouse en fauteuil roulant et tue sans haine, au nom de l’amour qu’il lui porte. Lorsqu’il quitte la jeune femme, il lui donne de l’argent — geste compassionnel tout à fait inédit de sa part envers quelqu’un en dehors de sa famille.
Le procès de Verdoux constitue le sommet du film. Il n’est pas seulement l’accusé, il devient l’accusateur. Le discours qu’il y tient entre en résonance avec celui du barbier dans Le Dictateur. Alors que ce dernier plaidait, avec émotion, pour la fraternité, Verdoux prononce un discours glacial : il justifie ses meurtres en confrontant la violence individuelle à la violence systémique, incomparablement plus destructrice. « On fait la guerre, on tue par millions… et on me condamne pour quelques femmes ? » Ou encore : « Est-ce que tuer à petite échelle fait de moi un monstre, alors que tuer à grande échelle fait de vous des héros ? » Le barbier formulait un rêve d’humanité réconciliée ; Verdoux, lui, révèle l’hypocrisie des sociétés.
Monsieur Verdoux n’a pas rencontré le succès. Ce fut le premier échec de Chaplin. Les difficultés commencèrent bien en amont, avec la redoutable censure. Dans sa biographie, Chaplin cite un extrait de la lettre qu’il reçut :
Nous passons sur les éléments qui semblent antisociaux dans leur conception et leur signification. Il y a des passages du scénario dans lesquels Verdoux condamne ‘le Système’ et s’attaque à la structure sociale actuelle. Nous attirons plutôt votre attention sur ce qui est plus violent encore et qui tombe directement sous la juridiction du Code…
Et plus loin :
Verdoux affirme indirectement qu’il est ridicule d’être choqué par l’étendue de ses atrocités, qu’elles ne sont qu’une ‘comédie de meurtres’ face aux massacres de masse et parfaitement légaux que sont les guerres, que le ‘Système’ orne de galons dorés. Sans entrer dans une discussion sur la légitimité des guerres, le fait demeure que Verdoux, dans ses discours, tente sérieusement d’évaluer la qualité morale de ses crimes. (…) La seconde raison fondamentale pour laquelle ce scénario est inacceptable, nous pouvons l’énoncer plus brièvement. Elle réside dans le fait qu’il s’agit, en somme, de l’histoire d’un escroc qui amène plusieurs femmes à lui confier leurs économies en les entraînant dans une série de faux mariages. Cette phase de l’histoire a un parfum désagréable d’amour illicite que, selon nous, il convient de condamner.
À sa sortie, le film fut très mal accueilli aux États-Unis. Chaplin, déjà controversé à l’époque (accusé de sympathies communistes, impliqué dans des scandales liés à sa vie privée), heurta encore davantage en suggérant que le vrai tueur en série, c’est la société elle-même. Le rejet dont Monsieur Verdoux fut l’objet éclaire, en creux, la justesse du propos de Chaplin — il mettait le doigt exactement là où cela faisait mal. Son propos reste toujours aussi pertinent aujourd’hui.